Aurélien de Louis Aragon - Chronique n°387

Titre : Aurélien
Auteur : Louis Aragon
Editions : Folio
Lu en : français
Nombre de pages : 700
Résumé : Aurélien Leurtillois rencontre Bérénice Morel. 
Et c'est tout ce qu'on a besoin de savoir. 

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Mes amis, on peut dire que je me suis pris une sacrée claque littéraire. 

Voici donc mon avis confus, bouleversé et bouillonnant à propos du chef-d'oeuvre qu'est Aurélien.
Et si, au sortir de cet article, vous n'avez pas la fulgurante envie de poser les mains sur ce roman, autant fermer ce blog tout de suite. 

Aurélien a la trentaine.
Derrière lui, des années passées au front, à combattre.  
Un appartement en plein cœur de Paris, sur l'île Saint-Louis.
Une rente confortable qui le laisse libre de disposer de ses journées à sa guise.
Mais Aurélien a surtout le terrible sentiment d'errer sans but. 
De ne pas comprendre les figures qui évoluent autour de lui.
De s'abuser.
Peut-être de passer à côté de sa vie.
Et il n'en est sans doute pas vraiment conscient. 
Alors il laisse défiler les jours, les semaines, dans ce Paris du début des années 20 encore traumatisé par les souvenirs indicibles d'une guerre meurtrière. 

Jusqu'à ce qu'il croise Bérénice.
Bérénice, dont on nous dit dès les tous premiers mots du roman qu'il "la trouva franchement laide", mais pour laquelle il sombre très vite dans la plus profonde, la plus noire, la plus vibrante des passions. Profonde, parce qu'il ne vit plus que pour elle. Noire, parce que Bérénice est mariée, à un obscur pharmacien certes, mais mariée tout de même. Vibrante, parce que c'est peut-être dans cet amour scandaleux, incompréhensible et foudroyant que se trouve la réponse aux égarements du jeune homme.

Commence alors un chassé-croisé, une suite de manipulations, de quiproquos et de rencontres volées entre Aurélien, Bérénice, et toutes les autres figures qui gravitent autour d'eux, tous plongés dans des troubles étourdissants, et pourtant vivant toujours un même quotidien réglé comme du papier à musique.

Aurélien est ce que l'on appelle un classique de la littérature, certes. Mais pas besoin de connaître la réflexion d'Aragon ou d'avoir une culture monstrueuse pour s'en rendre compte - vous connaissez par ailleurs mon aversion envers ceux qui estiment que les "classiques" sont des lectures "qui se méritent", réservées à une élite. C'est faux. Les livres appartiennent à leur lecteur, vous êtes aptes et légitimes à lire et critiquer toute oeuvre. Vous êtes totalement à même de ne pas aimer des classiques. 
Lisez ce bouquin, pitié.

Aurélien est un bijou, un chef-d'oeuvre, un sommet d'écriture. La qualité du style et la justesse des mots sont flagrants, car la moindre phrase est un coup direct au cœur du lecteur. Aragon a compris cette mélancolie, ce désœuvrement qui sommeillent plus ou moins profondément au fond de chaque être humain, qui se révèlent parfois dans nos coups de génie ou de folie... et cette connaissance de notre nature transparaît dans chaque passage, dans chaque décision des personnages, dans chaque observation douce-amère. 

Aragon parvient à mettre le doigt avec une précision hallucinante sur des sensations et des réflexions que l'on partage sans même en avoir conscience, et parvient, avec ce qui peut ne sembler se réduire qu'à une banale histoire d'amour, à révéler dans un même élan ses personnages, ses lecteurs, et à les confronter à leurs fantômes. 

Aurélien est sans doute le plus beau roman à Paris, sur Paris, pour Paris que vous aurez l'occasion de lire. La ville y est incarnée comme nulle part ailleurs, elle n'est pas simple décor mais bel et bien personnage à part entière. Elle y est décrite avec une incroyable générosité, qui convaincra aussi bien ceux qui la connaissent bien que ceux qui n'y ont jamais mis les pieds. Aragon a un don pour saisir la note, la vibration précise d'une atmosphère, d'une situation, d'un contexte, et lorsqu'il applique cet art à une ville entière, cela ne peut qu'être un délice. 

Aurélien est à la fois délicieusement passé et furieusement moderne, avec sa langue soutenue mais toujours accessible, et surtout universelle. On pourrait, à quelques détails près, oublier le siècle qui nous sépare de Leurtillois et de ses connaissances, tant leurs errements paraissent palpables, compréhensibles. On se laisse contaminer par leur désemparement face à l'absurdité de leurs propres vies, parce qu'on le comprend, on le partage, sans jamais verser dans la déprime. On est en empathie, c'est aussi simple que cela.

Pour simple exemple, ce passage, la plus belle description jamais réalisée de la flemme : 

"C'était, dans le premier moment, une flâne qui se prolongeait. Vous connaissez ce sentiment : on devrait être ailleurs, chez soi, par exemple mais pas nécessairement, il y a quelque chose comme un repas qui vous attend, on n'y va pas avec une croissante conscience de sa culpabilité. Encore cinq minutes, deux minutes, une minute. On n'y va pas. C'est cela,le temps volé. Un temps qui n'est pas comme les autres. Gâché aussi, dilapidé. Une habitude profonde du devoir se mêle à un sens étrange de l'économie, d'une économie incompréhensible des minutes. Comme si on ne vivait pas quand on fait autre chose que ce qu'on est censé faire, devoir faire. Tant pis, on n'ira pas. Ce n'est pas que l'on tienne spécialement à traîner ici, qu'on préfère y être. On y est. Voilà tout. Avec une ivresse désobéissante."

Osez me dire que vous ne vous y reconnaissez pas. Oui, toi, qui passes six heures par jour à scroller ton fil d'actualité sur Facebook, parce que tu y es. Voilà tout. Avec une ivresse désobéissante

Alors lisez Aurélien, savourez-le, chapitre par chapitre, au fil des pensées troublées d'un héros qui n'en est pas vraiment un - ou peut-être ? Abreuvez-vous de la richesse de sa plume, de la profondeur de son propos, de ses réflexions étourdissantes de clarté et de justesse. Vous en apprendrez beaucoup, sur les mots, sur la vie, sur vous. 

Un dernier mot d'Aragon avant d'en finir, parce qu'il parle décidément très bien du temps. Il parle très bien tout court, cela dit. 

"Le temps à certains jours de notre vie cesse d'être une trame, d'être le mode inconscient de notre vie. D'abord il commence d'apparaître, de transparaître dans nous comme un filigrane, une marque profonde, une obsession bientôt. Il cesse de fuir quand il devient sensible. L'homme qui cherche à détourner sa pensée d'une douleur la retrouve dans la hantise du temps, détachée de son objet primitif, et c'est le temps qui est douloureux, le temps même. Il ne passe plus. On ne songerait pas même à l'occuper, toute occupation paraît dérisoire. Un désespoir vous prend à l'idée de cette étendue devant vous : non pas la vie, inimaginable, mais le temps, le temps immédiat, les deux heures à venir par exemple. Cette douleur ressemble plus à celle des rages dentaires, qu'on ne peut pas croire qui cesse, qu'à n'importe quoi. On est là, à se retourner, à ne plus savoir que faire, comment disposer d'un corps, d'un délire, d'une mémoire implacable, desquels on éprouve vainement être la proie."

Ceci, mes amis, est un monsieur qui sait écrire.
Maintenant, vous savez quoi faire.

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